Marc BLANCOU : La puissance du pardon m’a libéré.

Le regard absorbé, je contemplais la flamme jusqu’à l’extrême limite. Un souffle sec puis je craquais une nouvelle allumette dont la silhouette noircie se courbait douloureusement. Le carrelage blanc et froid d’une cuisine était le silencieux témoin de mon désespoir. Vingt ans et le cœur vide. Je languissais depuis longtemps.

Beaucoup ont écrit et bien mieux que moi sur la douleur de l’existence. Je vais vous raconter mon histoire depuis son commencement, et je vous promets de ne pas m’apitoyer. 

Tout commence dans le sud de la France, au début des années 70, dans un camp militaire, un vrai camp avec barbelés et miradors. Les autorités françaises y avaient accueilli et oublié des familles de Harkis rapatriés de la guerre d’Algérie. Mes parents, instituteurs, s’étaient rencontrés dans l’école installée au sein même du camp. Ils avaient décidé́ que je ferais ma scolarité́ avec tous les autres enfants du camp. À la fin de l’année, j’en arrivais à parler aisément avec un accent nord-africain. 

Le camp ferma et je commençais ma deuxième année de maternelle dans un village des bords du Rhône avec la vague perception que je n’étais pas vraiment d’ici. J’ai depuis lors toujours eu le sentiment de ne pas appartenir à la communauté dans laquelle je vis. En apprenant à lire, je découvrais l’Histoire de France en bandes dessinées, une revue mensuelle à laquelle mon grand-père m’avait abonnée.

On devait intéresser les enfants à des lectures de « grands ». Par cette lecture, j’étais très tôt informé de la persécution dont avaient fait l’objet les Juifs durant la seconde guerre mondiale. Un après-midi, assis à la table de la salle à manger, mon petit frère, la langue pincée au coin de la bouche, s’appliquait à dessiner des avions ornés de croix gammées.

J’étais certain qu’il allait être félicité pour sa réalisation, car il avait bien reproduit les illustrations de ma bande dessinée. Cependant, lorsque notre père découvrit son dessin, il respira profondément et d’une voix calme et grave annonça qu’il devait nous parler de choses « sérieuses ». J’appris ainsi que la mère de mon père avait souffert à cause des nazis parce qu’elle était juive et je compris, sans que l’on me le dise, qu’il nous était interdit d’en parler à l’extérieur de la famille. 

Notre père était également soucieux de distinguer les Allemands des nazis. Les premiers étaient les habitants d’un pays et nous devions, à défaut de les aimer, ne pas les haïr. Les seconds étaient les auteurs d’un grand mal. 

L’année de mes 9 ans, nous quittions le village vigneron de Laudun pour habiter dans la ville romaine de Nîmes. Je devais y laisser, le cœur brisé, mon meilleur ami. Une fois de plus, je me sentais étranger à mes nouveaux camarades de classe.

Je prenais l’habitude de m’isoler à la cime étêtée d’un vieux cyprès. Ses branches formaient au-dessus de moi une cabane providentielle.

Je réfléchissais à l’horreur implacable de la Shoah. Celle-ci m’apparaissait toutefois de manière confuse.

C’est peut-être avec la célèbre photographie de l’enfant juif de Varsovie qui, apeuré, lève les bras au moment de son arrestation avec sa famille, que j’ai commencé à m’identifier aux enfants juifs de la Seconde Guerre mondiale.

Je ressemblais à cet enfant et me suis imaginé à l’entrée d’une des chambres à gaz, avec une serviette à la main que je devais tendre à mes parents. Étant le seul à savoir, devais-je leur dire qu’ils allaient bientôt mourir ?

Pourquoi ruminais-je de telles pensées ? J’ignorais alors que mon père était né durant la guerre et comme enfant juif, il avait été caché avec sa mère dans un Mazet (un cabanon) en pierre dans la garrigue nîmoise pour échapper à la déportation.

Quoique nous n’ayons aucun lien direct avec le judaïsme, nous nous devions d’aimer Israël. Mon père nous expliquait régulièrement qu’un jour, ce pays serait au bénéfice d’une grande paix.

Il nous récitait fréquemment ces versets d’Isaïe et de Michée : 

« Il arrivera, dans la suite des temps, Que la montagne de la maison de l’Éternel Sera fondée sur le sommet des montagnes, Qu’elle s’élèvera par-dessus les collines, Et que les peuples y afflueront. Des nations s’y rendront en foule, et diront : Venez, et montons à la montagne de l’Éternel, A la maison du Dieu de Jacob, Afin qu’il nous enseigne ses voies, Et que nous marchions dans ses sentiers. Car de Sion sortira la loi, Et de Jérusalem la parole de l’Éternel. Il sera le juge d’un grand nombre de peuples, L’arbitre de nations puissantes, lointaines. De leurs glaives ils forgeront des hoyaux, Et de leurs lances des serpes ; Une nation ne tirera plus l’épée contre une autre, Et l’on n’apprendra plus la guerre ». (Michée 4.2 ; Isaïe 2.2) 

Il terminait en se félicitant qu’on en avait enfin fini avec la domination des tyrans. Mes parents ne supportaient pas la méchanceté gratuite. Ils croyaient à la valeur de chaque personne comme créature divine. Ils avaient foi dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et dans le Messie d’Israël : Yéchoua’.

Ils s’appliquaient à conduire leur vie avec dignité et accueillaient à la maison les accidentés de la vie. Ils visitaient chaque année un ami de la famille dont les parents avaient été raflés à Paris durant l’été 1942. Ils parlaient de lui avec beaucoup de respect et de douceur. 

Adolescent, mon sentiment d’exclusion se transforma en révolte. À quatorze ans, je n’avais pas vraiment conscience d’une aspiration spirituelle et existentielle. C’est pourtant cela qui me travaillait. Au lycée, je pensais avoir trouvé dans les milieux anarchistes une fraternité scellée par la fumée de quelques joints. Pour autant, je n’arrivais pas à adhérer à l’idéologie « ni dieu, ni maître », car il m’aurait fallu renier Dieu.

Or la pensée de l’existence de Dieu était gravée en moi depuis l’enfance. De plus, l’antisionisme de mes amis me rebutait. Cela aurait été trahir ma famille que de stigmatiser Israël. De surcroit, je me heurtais à quelque chose de plus grand qu’un simple choix idéologique. Cet obstacle était Dieu lui-même que priaient mon père et ma mère.

Un jour, un dealer me refusa un joint au motif que j’étais croyant. Par la suite, le proviseur du lycée nous convoqua et nous informa que nos tentatives de vendre du haschisch étaient connues de la police. Cependant, on nous laissait une chance de nous amender. Cela résonnait en moi comme un signe de la grâce divine. J’essayais alors de m’éloigner de ce que Dieu n’approuve pas. 

Reçu dans un institut de formation en soins infirmiers, je souhaitais faire ce qui est bien et consacrer ma vie aux autres. Mais après une année de luttes intérieures, je me trouvais submergé par un profond sentiment de culpabilité. Je me voyais comme un pécheur en attente du jugement. Chaque jour, le désespoir serrait mon cœur un peu plus.

C’est là que j’ai commencé mon récit et c’est là qu’il aurait pu se terminer si je n’avais été invité à une réunion de prière par une de mes enseignantes. Dès que mon hôte eut ouvert la porte, je sentis intérieurement que le moment serait décisif. J’étais face aux choix de mettre ma foi dans le Dieu d’Israël qui avait donné Yéchoua’, son fils, comme Messie rédempteur. Et je fis ce choix. Dieu me donnait ainsi la foi.

Je lui demandais alors de me libérer de toutes mes dépendances. Soudain, je ressentis descendre sur moi la présence sainte de Dieu. Il était tout proche, comme un compagnon, un confident de toujours. Puis se fût comme un feu dans mes poumons et en quelques minutes je me relevais libre, resplendissant. Dieu était réel. La tristesse avait fui. Quelle joie profonde ! J’avais une espérance et un avenir. 

Pour avancer dans cet avenir, je devais d’abord me confronter à la question de la Shoah. Ma famille était marquée par une douleur dont personne ne parlait et j’étais devenu le réceptacle d’une amertume mêlée de crainte. Mais, bien que je comprenne qu’il me fallait pardonner au peuple allemand l’extermination de mon peuple, au fond de moi, une voix sourde semblait refuser à jamais de pardonnerQuelque chose en moi était scandalisé à l’idée même de pardonner.

Je découvrais avec consternation la rancœur qui avait nourri pendant des années ma mélancolie. Je résistais, mais, après quelques mois, je cédais enfin et je confessais à Dieu l’amertume de mon âme. Je décidais de pardonner. Ce pardon renforça ma conviction que j’étais d’Israël.

Lors d’une visite à mes parents, je contemplais une fois de plus un grand panneau de bois sur lequel mon père avait peint en bleu sur fond blanc une vue de Jérusalem. Pendant longtemps, la peinture avait trôné dans la cuisine où j’avais pris des centaines de petits déjeuners. Mon père avait entouré les bords du cadre de motifs floraux et d’oiseaux de toutes espèces.

Soudain, un détail attira mon attention : mon père avait daté le tableau du jour de ma naissance. C’était là devant mes yeux depuis toujours : Jérusalem, la patrie à laquelle je soupirais ainsi que le dit le psaume 87 :

« Et de Sion il est dit : Tous y sont nés, Et c’est le Très-Haut qui l’affermit. L’Éternel compte en inscrivant les peuples : C’est là qu’ils sont nés ». 

Je savais que selon la halakha[1], je ne compterais jamais dans un minian[2], ma mère n’étant pas juive, mais j’étais décidé, malgré cela, à vivre comme un Juif qui croit en Yéchoua’.

Depuis le temps de mon enfance, portant la souffrance de la mémoire d’Israël, je m’étais identifié comme un Juif. Mais Dieu a, en quelque sorte, substitué à la haine une douleur d’amour. Une douleur, car j’aimais et j’aime mon peuple alors même que je ne suis pas accepté de lui.

Je n’étais certes pas le premier Juif à aimer Israël sans être vraiment considéré comme juif. Yéchoua’, le Messie d’Israël, avait lui aussi accepté d’être rejeté par son peuple (pour d’autres raisons) sans jamais cesser de l’aimer.

C’est donc mon aspiration profonde que d’aimer mon peuple et lui faire connaitre le Messie Yéchoua’, le seul à avoir apporté la puissance du pardon par le don de sa vie.

Marc BLANCOU


[1] Halakha : la tradition juive. C’est elle qui définit la manière concrète de vivre le judaïsme. C’est elle aussi qui définit de nos jours « qui » est juif, selon l’ascendance maternelle. Or l’Écriture a depuis toujours définit la transmission de la judaïté par plusieurs critères dont l’ascendance paternelle.

[2] Le minian : il s’agit du nombre minimal (selon la Halakha) d’hommes juifs adultes (Bar Mitsva), dix, qui permet de lire la Torah (les rouleaux) à la synagogue.